«[Hissène] Habré a été remis entre les mains de son Seigneur». C’est par ces mots que le ministre de la Justice du Sénégal, Malick Sall, a annoncé, ce mardi 24 août 2021, le décès de l’ancien Président tchadien. Incarcéré au Sénégal, où il avait été condamné à la prison à perpétuité pour crimes contre l’humanité, crimes de guerre et actes de torture, il a succombé des suites du Covid-19. Il avait 79 ans.
Le lieutenant Mame Balla Faye, le directeur de la prison du Cap Manuel au Sénégal, où Habré était détenu après y avoir été condamné, en 2016, a donné quelques détails sur la mort de l’ancien chef de l’État.
On y apprend que, au moment de son décès, celui-ci n'était pas en prison. Il avait passé dix jours dans une clinique voisine où il était traité pour des complications liées au diabète et à l’hypertension artérielle, avant d’être happé par le coronavirus. Selon des informations circulant dans la presse, son épouse avait longtemps demandé aux autorités sénégalaises de le sortir de prison pour des raisons de santé, avant même la pandémie. Par ailleurs, les autorités sénégalaises affirment qu’Hissène Habré aurait contracté la maladie à la clinique où il avait été admis.
«Le guerrier du désert»
Il avait la réputation d’être un grand combattant. Ses qualités tactiques en tant que chef de guerre lui avaient valu toutes sortes de surnoms, la CIA l’ayant même baptisé «le guerrier du désert par excellence» (« the quintessential desert warrior »). Hissène Habré, puisque c’est de lui qu’il s’agit, a marqué l’histoire mouvementée du Tchad.
Né en 1942 à Faya-Largeau, une oasis située en plein cœur du désert du Djourab, dans le nord du Tchad, il quitte son pays pour la France où il suit des études de droit à l’Institut des hautes études d’outre-mer. De retour au Tchad en 1971, il rejoint la rébellion du Front de libération nationale du Tchad (Frolinat), dont il devient le leader, avant de fonder avec un autre nordiste, Goukouni Oueddei, le Conseil des forces armées du Nord (FAN).
Si le penchant révolutionnaire d’Hissène Habré ne laisse pas indifférent, c’est bien en tant que preneur d’otages qu’il se fait remarquer sur la scène internationale. En avril 1974, il prend en otages un médecin allemand, Christophe Staewen, et deux Français, le coopérant Marc Combe et l’archéologue Françoise Claustre, dans la palmeraie de Bardaï, dans le nord-ouest du Tchad, avant d’exécuter, en avril 1975, le commandant Pierre Galopin, envoyé pour tenter d’obtenir la libération des deux Français. Le gouvernement français se voit obliger de négocier avec les rebelles.
En 1979, les FAN renversent le gouvernement du général Félix Malloum, Habré devenant par la suite le ministre de la Défense de Oueddei dans un gouvernement d’union nationale de transition (GUNT). Mais les relations entre les deux hommes se détériorent quelque temps après, entraînant des affrontements armés violents entre leurs partisans dans la capitale, N’Djamena. Oueddei fait appel aux Libyens pour combattre les forces d’Habré. Les États-Unis, qui cherchent par tous les moyens à éliminer le dirigeant libyen, le colonel Mouammar Kadhafi, profitent de l’implication libyenne dans le conflit tchadien pour entreprendre des actions clandestines contre Kadhafi. Leur homme de main sera Hissène Habré. La CIA lui procure une aide militaire massive et avec le soutien de la France, Habré réussit à se hisser au pouvoir en renversant le protégé de Tripoli, Goukouni Oueddei, le 7 juin 1982...
Le «Pinochet africain»
Allié des États-Unis en raison de sa posture anti-libyenne, Hissène Habré s’est révélé être un dirigeant intraitable à l’égard de toute personne suspectée de faire ombrage au régime de quelle que manière que ce soit. S’il y a un domaine dans lequel celui-ci s’est particulièrement illustré, c’est bien dans la répression des opposants et autres critiques supposés du pouvoir.
En dépit de son lourd palmarès en matière de violations des droits de l’homme, les États-Unis, notamment l’administration Reagan, obnubilés par le colonel Kadhafi, ont continué de soutenir Habré. Cette proximité avec les Américains pousse la France, qui voit d’un mauvais œil la présence américaine dans son précarré africain, à soutenir énergiquement Idriss Déby, ancien compagnon d’Habré exilé au Soudan. En décembre 1990, le nouveau protégé de la France et allié de la Libye s’installe à N’Djamena après avoir renversé Habré, au grand dam des Américains qui n’ont pas eu le temps de réagir. L’opération a été pilotée par la DGSE, les services de renseignement français.
Hissène Habré s’enfuit au Sénégal, mais son passé controversé de dirigeant impitoyable finit par le rattraper. Une commission d’enquête nationale accusera son gouvernement d’être responsable de la mort de près de 40.000 personnes et de la torture d’une dizaine de milliers de personnes. Arrêté en 2013, il est jugé par un tribunal spécial mis en place par l’Union africaine et le Sénégal. Le 30 mai 2016, il est condamné à la prison à vie pour crimes contre l’humanité, crimes de guerre et actes de torture.
La procédure pénale contre Hissène Habré a conduit plusieurs experts à faire un parallèle avec l’affaire Pinochet qui l’avait précédée, estimant que le procès avait fait de l’ancien maître du Tchad le «Pinochet» de l’histoire africaine…
Des prémices du changement?
La mort d’Hissène Habré intervient tout juste quatre mois après le décès de son successeur, Idriss Déby. Les deux hommes sont les produits de leur époque. Une époque d’hommes forts qui ont pris le pouvoir par la force avant d’imposer leur propre style de gouvernement. L’arrivée au pouvoir de Déby, qui a renversé son ancien partenaire dans les conditions susmentionnées, n’a pas éloigné le Tchad de la trajectoire qui est la sienne depuis les années 1980. Non seulement le pays a été dirigé par des hommes forts issus d’un même moule, mais il est aussi resté dans l’escarcelle de l’ancienne puissance coloniale qu’est la France.
Les temps ont changé, les régimes aussi, mais les réflexes qui ont longtemps façonné la politique intérieure et extérieure du Tchad sont restés sous les deux régimes. Certains diront que le système a parfois la peau dure. Certes. Mais quid de l’avenir du Tchad?
S’il est encore très tôt pour spéculer sur la trajectoire que prendra le pays dans les semaines, mois et années à venir, il n’en demeure pas moins que la mort d’Idriss Déby et d’Hissène Habré marque la fin d’une époque. Une époque d’hommes forts caractérisée par une certaine mentalité relative à la gestion du pouvoir. Certes, la transition actuelle est loin d’être un fleuve tranquille. Mais les convulsions auxquelles l’on assiste actuellement et les rivalités à bas bruit qui traversent le clan Déby pourraient donner une nouvelle trajectoire au Tchad.
Quoi qu’il en soit, le changement de paradigme semble irréversible. La décision de retirer 600 soldats tchadiens de la zone des trois frontières (la zone frontalière du Mali, du Niger et du Burkina), en contravention des engagements pris par Idriss Déby, est un signe qui ne trompe pas. Aussi, le fait que les nouvelles autorités tchadiennes se soient montrées ouvertes au rapatriement du corps d’Hissène Habré au Tchad, que l’actuel numéro un tchadien, Mahamat Idriss Déby, fils du défunt Président, ait présenté ses condoléances à la famille de l’ennemi de son père, laisse transparaître une nouvelle manière de faire les choses dans le pays. Pour autant, doit-on parler de rupture avec le passé ou de changement de système?
La question reste posée...
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