Vladimir Poutine a annoncé la nuit dernière le lancement d’une intervention militaire dans le Donbass. Et ce pour "protéger les habitants" de la région. L’armée russe a alors entériné une large offensive sur les infrastructures militaires ukrainiennes: aéroports, postes de commandement, bases d’opérations de la marine, stations radars et systèmes de défense anti-aériens ont été pris pour cible. Au total, 83 installations militaires de Kiev ont été détruites.
Au même moment, les milices des Républiques de Lougansk et Donetsk ont lancé une "contre-offensive" sur les positions ukrainiennes avec le soutien de l’armée russe. À Kiev, les autorités ont fermé l’espace aérien du pays, décrété l’État d’urgence et appelé les civils volontaires à prendre les armes. Xavier Moreau, fondateur du centre d’analyse politico-stratégique Stratpol, revient pour Sputnik sur cette escalade et ses possibles conséquences.
Sputnik France: Les forces russes ont lancé ce 24 février une série de frappes contre les sites militaires ukrainiens. Pourquoi Vladimir Poutine agit-il ainsi, selon vous?
Xavier Moreau: "Il faut revenir sur l’histoire de ce conflit, et surtout des accords de Minsk. Ceux-ci ont été signés il y a maintenant sept ans, quasiment jour pour jour, et ont été validés par une résolution du Conseil de sécurité de l’Onu. Or, dans ces accords, il y avait une date de péremption, c’est-à-dire que tout ce qui était exigé vis-à-vis de Kiev –qui a signé ces accords après avoir perdu la guerre, notamment lors de la bataille de Debaltseve– devait être exécuté d’ici à décembre 2015.
Cela fait donc sept ans que la Russie patiente et demande à Kiev de respecter les accords de Minsk, réclame à la France et à l’Allemagne de les faire respecter par Kiev puisqu’elles en étaient garantes. En outre, comme il y a une décision du Conseil de sécurité de l’Onu, personne ne peut en sortir. Ni l’Ukraine, ni même la France, les États-Unis ou l’Angleterre et les membres des Nations unies qui étaient signataires de cette résolution et qui devaient obliger l’Ukraine à les appliquer. Cela n’a pas été fait!
"Il était possible d’éviter que la Russie passe au plan B"
Je pense que Vladimir Poutine avait un plan B et que ce plan B est ce à quoi nous assistons. Lorsque Vladimir Poutine a commencé à négocier il y a quatre mois, à proposer des garanties de sécurité, lorsqu’il a accepté de relancer il y a quelques semaines le format Normandie avec les conseillers diplomatiques qui se sont réunis à Paris et à Berlin, lorsqu’il a rencontré Emmanuel Macron, lorsqu’il a eu un entretien avec Scholz et a rencontré Blinken, il était possible d’éviter que la Russie passe à ce plan B.
Malheureusement, cela n’a absolument rien donné. On a même eu des situations totalement grotesques, comme lors de la conférence de presse à Kiev avec Volodymyr Zelensky où Emmanuel Macron a apporté son soutien aux combattants ukrainiens qui étaient sur le front depuis 2014. Je pense que là, Vladimir Poutine a compris que jamais ni Paris ni Berlin ne feraient pression sur l’Ukraine pour qu’elle applique les accords de Minsk.
Dans la mesure où, une fois de plus, Kiev se mettait à bombarder toute la ligne de front dans le Donbass, ils ont décidé de passer au plan B. Je ne vous cache pas quelle a été ma surprise. Je pensais que la riposte russe serait plus proportionnée. Désormais, l’objectif est annoncé: c’est dénazification et démilitarisation. C’est-à-dire que si cela continue ainsi, dans trois jours, il n’y aura plus que des lance-pierres en Ukraine."
Sputnik France: Ce plan B dont vous parlez, jusqu’où ira-t-il, selon vous?
Xavier Moreau: "Un objectif est clair: détruire tout le potentiel militaire de l’armée ukrainienne. Exactement comme la Russie a détruit tout le potentiel militaire de l’armée géorgienne en 2008. Cela a commencé ce matin par une pluie de missiles Kalibr sur les aéroports, les entrepôts de munitions… toute l’infrastructure militaire ukrainienne. Je peux vous garantir que d’ici à trois jours, il n’y aura plus de chars, il n’y aura plus d’artillerie, il n’y aura plus rien, afin de rendre l’armée ukrainienne totalement inoffensive.
"La Russie n’a pas besoin de rester"
À côté de cela, je pense que la Russie ne reste pas dans un territoire qu’elle ne contrôle pas politiquement. Donc, même s’il y a toute une partie de l’Ukraine qui va accueillir avec satisfaction l’arrivée des troupes russes –je pense à Kharkov, à Odessa, à toutes ces villes qui sont profondément russes–, la Russie n’a pas besoin de rester. Une fois que les dents de l’armée ukrainienne auront été brisées, elle pourra rentrer tranquillement chez elle.
En revanche les régions de Lougansk et de Donetsk, dans les frontières administratives de 2014, c’est-à-dire incluant le port de Marioupol et la ville de Slaviansk qui a été la première à se soulever dans le Donbass, vont être totalement reconquises par les armées des républiques autoproclamées. Cela change complètement la donne, cela neutralise de facto l’Ukraine au sens propre du terme ainsi que son armée qui, à l’heure où je parle, est en train de tomber en morceaux."
Sputnik: Est-ce que les responsabilités d’une telle escalade en Ukraine sont partagées?
Xavier Moreau: "Pour moi, il y a bien sûr la responsabilité du gouvernement ukrainien. Cela dit, lorsque Zelenski s’est fait élire Président, il est arrivé sur un programme de réconciliation avec la Russie et de réconciliation avec les russophones. Il a fait exactement comme son prédécesseur Porochenko qui, lui aussi, en 2014, est arrivé avec un programme de réconciliation. Il a au contraire fait un programme de persécution de la langue russe, de persécution des Russes, de mise en avant des soi-disant héros de la Deuxième Guerre mondiale qui étaient des collaborateurs nazis, comme Stepan Bandera ou Roman Choukhevytch. Il a fait absolument le contraire de ce pour quoi il a été élu.
Malgré tout, si la France et l’Allemagne avaient fait leur travail, c’est-à-dire de faire pression sur Kiev pour l’application des accords de Minsk, il n’y aurait pas eu d’autre alternative pour Kiev que d’obéir à ces injonctions sous peine de perdre l’aide européenne. Même les plus radicaux de l’entourage de Zelenski auraient dû se soumettre et enfin appliquer les accords de Minsk. Donc, je pense que la responsabilité est partagée.
Cette décision russe m’a toutefois surpris dans la mesure où Kiev n’avait pas lancé de grande offensive, je m’attendais à ce que la Russie riposte, mais pas aussi durement. Mais les dés sont jetés, il n’y a plus qu’à observer comment les choses vont évoluer, surtout la nature des sanctions qui vont être prises par Washington et par l’Union européenne.
Sputnik: Justement, en matière de sanctions, à quoi vous attendez-vous?
Xavier Moreau: "Ce qui est intéressant dans cette crise, c’est que désormais, que cela soit à Washington ou en Europe, tout le monde dit que prendre des sanctions contre la Russie va également faire mal aux économies occidentales. Joe Biden l’a dit, ainsi que sa secrétaire au Trésor Janet Yellen, même Ursula Von der Leyen ou Annalena Baerbock lorsqu’elle dit l’Allemagne est prête à supporter les contraintes liées aux sanctions. Dans le domaine énergétique, je ne crois pas que l’Allemagne soit capable de faire sans la Russie.
Du point de vue économique, Vladimir Poutine a choisi le moment idéal.
L’enjeu, c’est combien de temps va prendre cette démilitarisation forcée de l’Ukraine. Si dans trois ou quatre jours c’est terminé, si l’outil militaire ukrainien est anéanti et que l’armée russe se retire en bon ordre, c’est un succès quasi complet. Cela sera difficile de sanctionner une Russie qui n’est plus présente sur le territoire ukrainien.
En plus, une fois ce système de forces de l’ordre oppressif que l’Ukraine utilise pour mater les régions russes sera détruit, des villes pourraient vouloir prendre leurs distances vis-à-vis de Kiev qui est responsable de la catastrophe à laquelle on assiste aujourd’hui. Pourquoi pas la République populaire de Kharkov? Kharkov est une ville russe, même les dirigeants de Kharkov sont prudents mais ils ont un tropisme pro-russe."
Sputnik: Vladimir Poutine avait-il, selon vous, préparé sa décision très tôt, comme l’ont affirmé les Américains, ou les derniers développements l’ont-ils poussé à cela?
Xavier Moreau: Je pense que la Russie avait différents plans. Je pense que le plan idéal, c’était l’application des accords de Minsk, la fédéralisation de l’Ukraine, le respect des minorités et les changements constitutionnels. En gros, tout ce qu’il y avait dans les accords de Minsk, c’était cela le plan A! Mais du fait que depuis décembre 2015, les accords de Minsk ne sont toujours pas appliqués, il y avait un plan B.
"Macron porte une responsabilité particulière"
Je pense que ce plan B est né au milieu de l’année dernière. J’ai eu vent de réunions qui ont eu lieu à Moscou et que la Russie préparait des investissements massifs dans le Donbass. Pour que ces investissements massifs se réalisent, il fallait que la région soit en paix –soit par l’application des accords de Minsk, soit par une opération militaire. Donc je pense que c’est un plan qui était dans les cartons, qui n’était pas le plan idéal, mais que l’inconsistance et l’inconstance de Paris et Berlin, qui refusaient de s’émanciper de la tutelle de Washington, ont fait que les Russes sont passés au plan B. Mais je pense que c’était évitable il y a encore une semaine.
Rendez-vous compte qu’Emmanuel Macron est rentré de Kiev sans même un échange de prisonniers, ce qui avait été le cas il y a quelques années. Par ailleurs, à aucun moment dans cette conférence de presse il n’évoque avec Zelenski les points des accords de Minsk. Ils sont pourtant très précis, avec une chronologie. Il doit y avoir un échange de prisonniers, une amnistie, un changement dans la Constitution ukrainienne, la prise d’un statut d’autonomie du Donbass, des élections locales et ensuite seulement la restitution à l’Ukraine de ses frontières. Emmanuel Macron n’a évoqué aucune de ces questions!
Je pense qu’il porte une responsabilité particulière, davantage que Scholz, qui vient d’arriver et qui récupère les dossiers au débotté. Le grand perdant, celui qui a provoqué cet échec –parce que le recours à la force militaire est un échec–, c’est incontestablement Emmanuel Macron."